Maman, je te vois

Billet de Jamie Woytiuk

Ma mère, Joanne, a reçu un diagnostic de sclérose en plaques progressive primaire (SPPP) en novembre 1998. Je revois mon père m’amener au sous-sol pour m’annoncer la nouvelle, parce que ma mère ne peut se résoudre à le faire.

Ma mère a toujours fait passer ses enfants en premier, mettant ses peurs de côté et s’inquiétant plutôt des répercussions du diagnostic sur mon jeune frère et moi. À l’époque, je ne remarquais rien d’anormal chez elle, et je ne comprenais pas les ravages que la SP pouvait provoquer. J’allais même jusqu’à la taquiner parce qu’elle n’arrivait pas à traverser la rue en courant aussi vite que mon frère et moi. J’ignorais totalement que sa santé allait décliner à la vitesse de l’éclair. Son pied a commencé à traîner de plus en plus souvent, et elle s’étouffait avec sa salive. J’avais peur quand elle s’étouffait, parce que nous ne pouvions rien faire sauf attendre que ça passe.

Cinq ans après le diagnostic, ma mère, qui avait toujours été en santé et autonome, n’était plus que l’ombre d’elle-même. La SP était déchaînée. Ma mère n’avait plus la maîtrise de ses membres ni de ses fonctions corporelles. Elle avait de la difficulté à parler, et ses fonctions cognitives déclinaient. En outre, la douleur qu’elle éprouvait était si forte que je croyais qu’elle allait en mourir. J’avais le cœur brisé à voir sa santé décliner de la sorte. Je la regardais mourir lentement, impuissante.

Ma mère n’a jamais pleuré devant moi quand j’étais jeune. Elle pleurait, mais jamais en ma présence. Née dans une famille instable, elle avait dû apprendre dès son jeune âge à être responsable et à prendre soin de sa fratrie. Elle en a hérité une force silencieuse, qu’elle a conservée tout au long de sa vie. Après le diagnostic de SP, elle a retenu ses larmes devant moi. Je ne crois pas l’avoir déjà vue emportée par l’émotion ou l’avoir même entendue parler de ses difficultés. Elle était comme ça. Je sais qu’elle ne se permettait pas de montrer ses émotions pour nous protéger, mon frère et moi. Par amour pour nous, elle faisait tout pour que rien ne change.

Malgré tout, la maladie a évolué rapidement, sans donner de répit à ma mère, qui a commencé à pleurer régulièrement. En fait, elle pleurait tout le temps. Je ne me rappelle pas l’avoir visitée une seule fois dans les dix dernières années sans qu’elle ait versé de larmes. Au début, je ne savais pas comment réagir. Je voulais que les larmes arrêtent de couleur, mais je ne savais pas quoi faire. J’ai fini par comprendre que je devais simplement la laisser pleurer pour qu’elle puisse vivre les émotions qui l’habitaient. Parfois, je ravale mes larmes. Je dois demeurer forte pour elle et la laisser vivre le moment. 

Ma mère a appris qu’elle avait la SP à 38 ans. Elle était jeune, elle avait deux enfants et la vie devant elle. Nous avons essayé tous les traitements offerts, dont la greffe de cellules souches et l’IVCC. Malheureusement, la maladie évoluait si rapidement pendant les traitements que les progrès étaient négligeables. À l’époque, je n’arrivais pas à gérer mes émotions envers ma mère et la SP et j’évitais tout ce qui s’y rapportait. J’ai lancé une entreprise de photo en 2010, mais je n’ai jamais fait de portrait de ma mère. J’avais peur d’exposer publiquement ce volet de ma vie. Ma mère résidait au centre de réadaptation Wascana depuis un certain temps, et j’avais remarqué qu’elle semblait invisible aux yeux des autres. Les gens passaient à côté d’elle sans la voir, sans comprendre qu’elle était encore à l’intérieur du corps qui l’avait lâchée. Ma vision des choses a commencé à changer. Je voulais qu’on la voie.

Il y a deux ans, je me suis armée de courage et j’ai demandé à ma mère si je pouvais prendre des photos d’elle et de nos moments passés ensemble. Elle a accepté, et c’est ainsi qu’est né le projet d’une vie. L’exercice a eu un effet thérapeutique sur moi. Il nous a également permis de nous retrouver et de passer du temps ensemble. Je pouvais être de nouveau son enfant, moi qui jouais désormais le rôle du parent.

Grâce à mon projet, une foule de gens ont pu voir ma mère à nouveau ou pour la première fois. Je suis consciente de l’importance de ma démarche. J’ai trouvé déchirant de regarder ma mère s’engouffrer dans la maladie. Parallèlement, j’ai appris à voir la beauté en des endroits insoupçonnés. Ma mère a été une source d’inspiration pour mon travail de photographe. C’est grâce à elle que je souhaite offrir cette occasion à d’autres personnes qui vivent avec la SP. J’espère pouvoir coucher sur pellicule d’autres personnes atteintes de SP progressive primaire et raconter leur histoire pour que leur voix se fasse entendre.

Avec son entreprise, JLW Documentary, Jamie se consacre à sa passion, la photo, tout en documentant la vie de personnes pour permettre aux gens de ressentir la puissance des émotions à l’état brut. Visitez son site Web pour découvrir ses œuvres et les portraits éloquents de personnes vivant avec la SP : www.jlwdocumentary.com.

  1. Martin Bergeron dit :

    Bravo! C’est magnifique

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